Essai de lumière entre lignes, images et sons

Les petits points

Les petits points

Un homme sur un banc, dans un parc. Les yeux fermés sur un soleil d’avril qui se faufilait entre quelques nuages vagabonds. Il avait hâte que la brise les efface. Parce qu’à chaque fois, le soleil revenu faisait danser derrière ses paupières, des petits points rouges et noirs. Ça l’amusait beaucoup.

Un petit train vers son enfance, quand il essayait encore de compter les petits points. De comprendre pourquoi ils étaient là. Il savait maintenant que c’était aussi impossible qu’inutile. Il fallait juste admirer le ballet. Regarder les quelques danses que la vie nous donne à voir. Sans savoir pourquoi elles sont là, sans compter les pas, ni les entrechats.

Les bruits de la ville, un peu lointains, lui murmuraient aux oreilles et le berçaient comme une douce musique. Dans ce balancement, il était bien.

Il resta longtemps, plus que d’habitude, les yeux toujours fermés. Et le soleil finit de se coucher laissant les nuages enfin seuls. Un orage éclata. Les petits points s’estompèrent avant de disparaître. Il sentait juste les gouttes claquer sur ses paupières. Il attendait encore. Il voulait savoir.

Savoir s’il y avait autre chose après les petits points. Il n’avait jamais essayé de le faire. Dans son enfance il n’avait jamais trouvé le temps. C’était l’occasion aujourd’hui. Cette pluie d’avril n’était pas trop froide et son temps lui appartenait maintenant, au point de ne plus savoir comment le tuer.

L’entrée d’un théâtre au porche immense apparut derrière ses paupières toujours fermées. Ici aussi, il pleuvait, mais l’ambiance évoquait plus une fin de soirée que la fin d’après-midi dans le parc. Des néons roses annonçaient le spectacle « Les petits points rouges et noirs ».

Il ne put s’empêcher d’entrer. Une dame bien coiffée, à la réception, sans âge. Les traits de son visage racontaient ce qui se dessine lorsque les illusions sont perdues.

Les grandes portes s’ouvraient en haut des escaliers et un flot de gens commençait à descendre. Il avait donc raté le spectacle. Ca lui paraissait injuste parce qu’il n’avait pas rouvert les yeux depuis le coucher du soleil. Il s’adressa à la dame.

« - Je viens pour les petits points rouges et noirs et il semble que le spectacle soit déjà terminé ? ».

Elle le regarda avec une sévérité bienveillante.

« - Vous ne venez pas pour les petits points, vous venez pour savoir ce qu’il y a après ?

  -  Oui, je veux savoir…

  - Alors il faut attendre que les spectateurs aient fini de quitter la salle, après vous monterez l’escalier. Installez-vous dans le salon ».

Il demanda à la dame s’il pouvait attendre là, au comptoir de la réception. Elle acquiesça d’un hochement de tête.

Il regarda les gens sortir : Il y en avait de tous âges, de toutes sortes. Il s’attarda sur ce couple au rire encore joyeux et dont les lèvres s’effleuraient comme s’ils se parlaient en s’embrassant. Les derniers spectateurs étaient sortis. Il se tourna vers la dame, demanda d'un regard s'il pouvait monter. Un autre hochement de tête lui fit grimper l’escalier. En haut, les grandes portes étaient toujours ouvertes.

La salle était vide. Pauvrement éclairée, juste pour ne pas trébucher en descendant les longues marches qui menaient aux premiers sièges. La scène était noire. Il s’avança par curiosité. Vide aussi. Les lumières continuaient de faiblir. Il commençait à se demander si la dame ne s’était pas moquée de lui. Il regagna la réception, elle n’était plus là.

« - Je dois fermer le théâtre, Monsieur »

La voix venait du fond du hall. Un vieux monsieur, à peu près de son âge.

« - Mais je suis venu pour savoir ce qu’il y avait, après le spectacle des petits points rouges et noirs.

   - Ah…pour vous ils sont rouges et noirs. Les miens sont jaunes et blancs, comme quoi…

   - Mais pourtant, l’enseigne… ».

Il comprit que le vieux monsieur n’en dirait pas plus, alors il le salua poliment et quitta le théâtre. Dehors la pluie avait forci. Il réalisa qu’il était peu couvert, marcha à grands pas, sans savoir vers où aller.


Au premier carrefour, un groupe de cinq jeunes femmes se séparait en s’embrassant. Il se retourna vers la sortie. Le gardien était en train de fermer la porte de service d’où les jeunes femmes étaient sans doute sorties.

A cause de la pluie, elles ne s’étaient pas attardées pour se dire au revoir. Le groupe s’était défait en étoile. Il remarqua que toutes étaient minces, leur démarche très élégante. Une jolie manière de tenir leur parapluie.

Évidemment ! Les danseuses du ballet ! c’était elles ! Il allait les interroger et peut-être enfin en savoir un peu plus. Instinctivement, il suivit la plus proche de lui.

Elle s’engagea dans une petite rue. Il avait peine à tenir ce pas qui n’était plus de son âge. Les caniveaux formaient presque des lits de rivière. La danseuse, elle, les franchissait sans peine, par des sauts agiles. Dans ce ballet gracieux et triste, elle lui échappait peu à peu.

Il appela : « Mademoiselle, mademoiselle, s’il-vous-plaît… ». Elle ne se retourna pas et continua de s’enfoncer dans la nuit.

On tapait sur son épaule. Il tourna la tête et se retrouva assis sur le banc, dans le parc.

C’était le gardien, un jeune homme, qui lui parlait comme on parle aux enfants :

« - Monsieur, vous vous êtes endormi sur le banc. Avec cette pluie et à votre âge, ce n’est pas très raisonnable. Vous devriez rentrer chez vous.

  - Rentrer chez moi ?

  - Oui, nous fermons le parc et nous devons faire sortir les dernières personnes qui s’y trouvent ».

Il se leva péniblement, comprit qu’il était vieux, peut-être autant que le monsieur du théâtre. Parce qu’il n’avait pas vécu. Il avait passé trop de son temps à vouloir compter les petits points rouges et noirs,  à chercher à savoir pourquoi ils étaient là.

Aussi impossible qu’inutile.

Il ne se raserait pas le lendemain matin. Il ne se raserait peut-être plus jamais. Trop peur des nouveaux traits qu’il sentait se dessiner sur son visage : ceux des illusions perdues.

La couleur des petits points noirs, blancs, bleus, rouges ou autre. Propre à la lumière interne de chacun. Dont l’éclat ne dure pas toujours.


Little Dots (traduction anglaise de Martin Pachy)

 

A man on a bench, in a park. His eyes closed, turned skywards towards the April sun peeking out between a few scudding clouds. He hoped the breeze would hurry up and drive them away. Because each time the sun reappeared, it made little red and black dots dance on the inside of his eyelids. It was something he always enjoyed.

A reminder of his childhood, when he used to try to count the little dots. Used to try to understand why they were there. He knew now that it was both impossible and futile. One just had to marvel at the ballet. Appreciate the few dances that life offers for our viewing. Without knowing why they are there, without counting the pas or the entrechats.

The hum of the city, distantly faint, murmured in his ears like a soft , lulling music. A to and fro that gave him a contented feeling.

He stayed like that for a long time, longer than usual, with his eyes closed. In the end, the sun set, leaving the clouds alone at last. A storm broke. The little dots faded, before disappearing altogether. Now he felt only the raindrops smacking against his eyelids. He kept waiting. He wanted to find out.

Find out if there was something else, after the little dots. He'd never tried it before. As a child, he'd never found the time. Today was his chance. The April rain wasn't too cold and his time was now his to spend, so much so that he no longer knew how to kill it.

A theatre entrance, with its huge porch, now appeared behind his still-closed eyelids. It was raining here too, but the atmosphere was more late-night than late afternoon in the park. The name of the show was spelled out in pink neon lights: "The Little Red and Black Dots".

He had to go in. At the ticketing desk, a well-groomed, ageless lady. Her face bore the telltale lines of lost illusions.

The big doors opened at the top of the stairs and a flood of theatregoers started down them. He must have missed the show. It seemed unfair to him as he hadn't opened his eyes since the sun had set. He turned to the lady.

"I've come to see the little red and black dots, but it seems the show has already finished..?"

She looked at him with gentle scorn.

"You haven't come to see the little dots; you've come to see what comes afterwards".

 "Yes, I wanted to find out…"

"Then wait until all the people have left and afterwards you can go up. Take a seat in the stalls".

He asked the lady if he could wait there, by the ticketing counter. She nodded in assent.

He watched the people leaving: they were of all ages and sorts. His gaze halted on the couple who were still laughing merrily and whose lips brushed, hers against his, as if they were talking and kissing at the same time. The last of the theatregoers had left. He turned to the lady with an enquiring look, asking if he could go up. Another nod of the head sent him on his way. At the top of the stairs, the huge doors were still open.

The auditorium was empty. Dimly lit, just enough to avoid tripping on the long flight of steps that led down to the first rows of seats. The stage was dark. He approached out of curiosity. Empty too. The lights continued to dim. He was beginning to think the lady had played a prank on him. He went back to the ticketing desk, but she'd disappeared.

"I have to close up, sir"

The voice came from the back of the foyer. An old man, about his age.

"But I came here to find out what there was after the little red and black dots"

 "Ah... So they're red and black for you are they? Mine are yellow and white. Just goes to show..."

"But the sign says..."

 He realized the man wasn't in the mood for talking, so he politely bade him goodnight and left the theatre. Outside, it was raining even harder. Realizing he wasn't dressed for the weather, he set off briskly, not knowing which way to go.

At the first crossroads, a group of five young women were saying goodbye, kissing each other on the cheek. He looked back at the theatre entrance. The caretaker was locking a side door, no doubt the one the young women had just exited from.

Due to the rain, the farewells were hurried. The group broke apart like a starburst. He noticed they were all slim, with a most elegant walk. A delightful way of holding their umbrellas.

Of course! The ballet dancers! That's who they were! He'd ask them a few questions and perhaps he'd find out more. Instinctively, he followed the young woman nearest to him.

She turned into a narrow street. He had trouble keeping up with the pace, it was much too quick for a man of his age. The gutters were now small rivers. The dancer, with agile leaps, hopped over them effortlessly. Little by little, her graceful yet mournful ballet was taking her further and further away from him.

He called out, "Miss, miss, excuse me…" She didn't turn around and continued into the darkness.

He felt a tap on his shoulder. He turned his head and found himself sitting on the bench in the park.

It was the park keeper, a young man, talking to him the way one talks to children.

"Sir, you've been asleep on the bench for over an hour now. With all this rain it’s not very wise, seeing your age. You ought to go home".

"Go home?"

"Yes. The park's closing, we have to make sure everyone leaves".

He got up laboriously, a reminder that he was old, perhaps even older than the man at the theatre. Because he hadn't lived. He had spent too much of his time trying to count the little red and black dots, trying to understand why they were there.

Impossible and futile.

He wouldn't shave tomorrow morning. Perhaps he would never shave again, ever. Too afraid of the new lines he could feel etching his face: the lines of lost illusions.

The colour of the little dots: black, white, blue, red, or whichever colour. Unique to each person's inner light. Whose brightness doesn’t always last. 

Texte et photographie : ©Robert Loï – Tous droits réservés
informations droits d'auteur

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